Lettre culturelle franco-maghrébine #89

Editorial

Dans cette lettre qui précède de peu les vacances d’été, et pour éviter le vide culturel que risque de provoquer l’urgence de l’activité politique, nous proposons d’abord la lecture de quelques romans, deux œuvres de femmes et deux œuvres d’hommes, pour ceux que la comparaison par genre pourrait tenter. Cependant, et s’il est bien vrai que Matriochkas de Lilya Nezar est une œuvre d’inspiration féministe, c’est beaucoup moins évident pour L’oiseau des Français de  Yasmina Liassine, qui parle en tant qu’enfant  d’un couple mixte (franco-algérien). Et les deux romans écrits par des hommes sont si différents l’un de l’autre  qu’il serait un peu vain d’y chercher la marque commune du masculin. Dans Le trèfle à cinq feuilles, Amar Assas part à la recherche de ce qui fait le bonheur ou le malheur d’une vie, tandis qu’Omar Benlaâla dans D’en bas on voit mieux le ciel s’attache à évoquer un personnage énigmatique nommé Darius qui, pour mieux piquer notre curiosité, le restera partiellement.

Conformément à l’engagement de Coup de soleil pour la poésie, elle figure aussi dans cette lettre, à propos du recueil J’habite en mouvement de l’Algérienne Samira Negrouche   dont la notoriété est désormais assurée.
Les notes, selon leur définition, sont brèves et très variées. Elles privilégient des personnalités que les abonnés de Coup de soleil connaissent bien, telles que Nadia Larbiouène ou Nacer Hamzaoui, mais montrent aussi sous quelle forme sont évoquées certaines figures (le peintre algérien Issiakhem) ou épisodes de l’histoire maghrébine (les enfumades du Dahra de Pierre Testud) dans l’actualité.
Le film dont il est question dans cette Lettre ne comporte aucune part de fiction. Intitulé Deux vies pour l’Algérie il est consacré à deux personnages aussi réels qu’émouvants, les époux Gilberte et William Sportisse, qui ne peuvent manquer de provoquer l’étonnement et l’admiration.
Denise Brahimi

 

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« Et de nous qui se souviendra ? », créé et produit par Nicole Guidicelli, auteure indépendante, est un podcast qui donne la parole aux derniers pieds-noirs. Il est en ligne sur toutes les plateformes d’écoute et de téléchargement (Google Podcast, Apple Podcast, Spotify, Deezer…). 

Hommage à une communauté en voie de disparition, il a pour objectif d’aider les pieds-noirs à transmettre. Il s’adresse à leurs descendants, aux enseignants qui souhaitent parler de la guerre d’Algérie, et plus largement à tous ceux qui s’intéressent aux exils et à la résilience. Il interroge l’exil comme acte fondateur ainsi que les questions d’identité, d’invisibilité et d’intégration. Il pose également la question de la transmission et de la mémoire des pieds-noirs.

Le projet a démarré en janvier 2022, année de commémoration du 60e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie.

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“MATRIOCHKAS, LES HERITIERES” par Lylia Nezar, roman, éditions Hibr, 2024

Le titre de ce premier roman n’en indique le contenu, ou une partie du contenu, que de manière indirecte, mais il donne une indication utile, à condition d’être interprété. Les Matriochkas, couramment appelées « poupées russes » sont des figures féminines traditionnelles, devenues folkloriques, qui s’emboîtent les unes dans les autres de telle sorte que de l’extérieur on n’en voit qu’une seule mais au lieu d’être creuse, celle-ci en contient plusieurs autres, de taille décroissante, en sorte que chaque matriochka est à la fois une et plusieurs. Il y en a en général cinq tailles placées les unes à l’intérieur des autres, en sorte que la matriochka est un symbole de maternité.
En choisissant ce titre, Lylia Neza met l’accent sur le fait que ses personnages féminins sont toutes dans un rapport de mère à fille, et principalement la plus importante d’entre elles, Aïcha, qui dans toute une partie du livre parle à la première personne, avant que l’aînée de ses deux filles, Samia, ne prenne la parole pour lui succéder après sa mort.
C’est d’ailleurs trop peu de dire qu’elle lui succède, tout se passe comme si elle assurait une sorte de continuité à tous égards, de manière fluide et sans rupture ; elle se sent elle-même comme une émanation du corps de sa mère, tant elle vit intensément le désir de la porter en elle et d’en maintenir le souvenir à jamais inoubliable.
Le thème dominant du roman concerne les féminicides, mais sa manière d’en parler en convoquant la transmission entre mère et fille représente un certain déplacement par rapport à la pure(et indispensable) dénonciation  ; et c’est ce qui fait l’originalité du livre, son ton particulier ainsi que l’émotion qui s’en dégage. Sans doute est-ce là-dessus qu’il faut insister d’abord : le livre de Lylia Nezar est bouleversant, ce n’est pas seulement le livre d’une activiste ou d’une militante, c’est l’évocation d’une figure de femme, Aïcha, qui est sacrificielle de manière exemplaire, même si d’autres et notamment des féministes d’aujourd’hui peuvent l’utiliser en tête de leur combat (celui qu’elle-même n’a pas pu mener).
Ce combat, on l’a bien sûr compris, est celui qu’on désigne parfois comme la cause des femmes et dont chaque jour montre l’urgente nécessité, chiffres à l’appui. Il n’y aucun doute sur le fait qu’Aïcha est victime de ce qu’on appelle maintenant un féminicide (sur le modèle du mot génocide), battue à mort par son mari qui bénéficie pour ce crime d’une totale impunité. Cette mise à mort violente, barbare, inhumaine, dure pendant des années et le livre nous amène à constater comme le fera finalement Samia fille d’Aïcha que personne n’est intervenu pour tenter de secourir tant bien que mal la malheureuse victime, ni parents ni beaux-parents ni voisins, tous faisant passivement le choix d’en rester à ce stade où l’on sait sans savoir parce qu’on ne veut pas savoir et parce que vivre dans cette société-là consiste justement à faire comme si on ne savait pas.
La grande honnêteté de l’auteur consiste d’ailleurs à montrer à quel point il a été difficile si ce n’est impossible de faire quoi que ce soit. On le comprend grâce au personnage de Djamel, délicieux jeune homme intelligent et sensible qui tombe amoureux d’Aïcha à force de la voir sur le balcon en face du sien, mais qui est incapable de toute tentative pour la sauver : vient le jour où elle se retire à tout jamais de sa vue parce qu’elle a compris, dans une vision pathétique de son sort, qu’il n’y avait aucun moyen de le changer. Djamel gardera toute sa vie le remords de n’avoir pas su ce qu’il aurait fallu tenter ; Aïcha elle aussi gardera le souvenir torturant de ce mirage et de son inévitable renoncement. C’est un très beau moment du livre qui creuse en son centre la forme vide d’un bonheur inaccessible. Mais à dire vrai, au moment où elle le frôle, on comprend qu’Aïcha est déjà morte, depuis le jour où reçue au bac, elle s’est vu refuser par son père le droit à faire des études, sans autre choix que la réclusion et le mariage — et elle les a acceptés avec indifférence plus encore que résignation.
Là est peut-être l’étonnement qu’on ressent d’abord, à lire « Matriochkas » : Aïcha n’est pas une révoltée, elle ne hurle pas sa rancune ni sa colère. Il est trop évident qu’elle est une victime, mais c’est autre chose d’essayer de comprendre, comme nous y incite l’auteure, en quoi elle est une victime sacrificielle ; autre manière de dire qu’en plus d’une effroyable et monstrueuse injustice, elle donne à voir quelque chose qui est différent, difficile à exprimer et impressionnant. Contre toute évidence, elle ignore son bourreau, ce qui est autre chose que de l’accepter car ce mot impliquerait de lui faire sa place et de le reconnaître par un acte volontaire et conscient.
Sans nier un seul instant ce qu’elle subit parce que femme et en tant que femme, infériorisée et humiliée par le patriarcat, on pourrait la comparer à un autre personnage qui à dire vrai est en totale empathie (et identification) avec les femmes, l’Idiot de Dostoievski, parce que comme lui elle n’oppose que son innocence au mal qu’on lui fait. Lorsqu’enfin elle se bat, jusqu’à en mourir sous les coups de son mari, ce n’est pas pour elle-même mais pour ses filles, Matriochka en cela qu’elle est tout entière définie par son amour de mère. Dès la fin de son adolescence, elle a renoncé à toute espèce d’ego, comme on dit en psychologie d’aujourd’hui, pour n’exister qu’à travers ce rayonnement que la peinture occidentale attribue aux anges et que Raphaël a donné au visage de ses madones. La victime hurle et se débat tandis que la créature sacrifiée a renoncé à sa propre personne, c’est pour les autres que sa figure deviendra une incitation au combat. Aïcha représente ce moment dans l’histoire des femmes où elles ne peuvent témoigner que par leur propre mort ; celles qui les ont suivies savent et peuvent se battre, mais ce qui les meut est encore le souvenir bouleversant que leur ont laissé les sacrifiées d’autrefois.
Denise Brahimi

 

“L’OISEAU DES FRANCAIS” par Yasmina Liassine, éditions Sabine Wespieser, roman, 2024.
L’auteure de ce livre appartient à une catégorie bien précise et c’est justement son objet que d’en parler dans ce qui est son premier roman, si toutefois le mot roman pouvait lui convenir, ce qui n’est pas certain. En effet la part de la fiction y est minime, et ce qui compte en revanche, c’est un ensemble de réflexions tirées d’anecdotes et de souvenirs ou même plus encore on pourrait dire que c’est la tonalité générale du livre, indiquée très délicatement et par petites touches plutôt qu’assénée comme une conviction et un constat.

Yasmina Liassine

Yasmina Liassine ne prétend pas parler pour d’autres qu’elle-même, elle sait qu’elle est un cas relativement particulier, du fait de son appartenance à cette catégorie déjà évoquée, celle des enfants dits de couples mixtes, ce qui dans le contexte algérien signifie qu’ils ou elles sont né(e)s d’un père algérien et d’une mère française, par suite de raisons historiques précises qu’on peut situer de part et d’autre de l’indépendance de 1962.
Dans toute la dernière partie de l’époque coloniale, beaucoup de jeunes hommes d’origine algérienne sont partis faire leurs études en France, le plus souvent pour se préparer à revenir dans leur pays et se mettre à le servir de leur mieux dès que les circonstances le permettraient. C’est ainsi que des couples se sont formés entre ces jeunes hommes et des jeunes filles françaises, souvent étudiantes comme eux, choquées par l’entreprise coloniale et acquises à l’idée de l’indépendance.
A cet égard, dans un premier temps, les choses se sont passées comme prévu et les jeunes Algériens ont été appelés à venir au plus vite prendre les postes libérés par le départ massif de l’administration française qui les occupait. Ils ont ramené avec eux leurs épouses françaises souvent enthousiastes à l’idée de participer à la naissance d’un pays nouveau, qui avait coûté d’immenses sacrifices et méritait bien qu’on l’aide pour compenser ce qu’il avait subi. Aux jeunes couples se sont bientôt ajoutés leurs enfants, nés peu après l’indépendance comme Yasmina Liassine elle-même et engagés par le choix de leurs parents : telle serait la nouvelle Algérie, pays ouvert à tous ceux qui l’auraient souhaité, et qui pourraient y vivre sans exclusion.
Ce que raconte l’auteure du livre, vivant en France non sans de fréquents séjours à Alger, est empreint d’une grande compassion pour ceux mais surtout celles, les jeunes femmes françaises, qui ont vécu dans la douleur des difficultés imprévues, dues en grande part au fait qu’elles n’ont pas été accueillies dans le pays qu’elles croyaient naïvement être le leur désormais.
Il est évident qu’il ne s’agit pas dans ce livre de dresser un réquisitoire, ni même de s’indigner ou de gémir, car le premier constat qu’on fait à le lire est la délicatesse avec laquelle il aborde des sujets qui sont en effet, à un autre sens du mot, très délicats (qui risquent de heurter les sensibilités) On peut évidemment parler de déception, de tristesse et même de douleur mais l’auteure est plus proche d’un regret que d’une mise en accusation. On dirait plutôt qu’elle suit le rythme de ce qui s’est passé en Algérie sur une vingtaine d’années (elle évite en effet de s’engager dans ce qui va devenir, après les années 80, l’horreur de la décennie noire) et qui curieusement semble avoir été rapide et insidieux à la fois. Peu à peu mais massivement, l’idée s’est installée qu’il n’y avait qu’une seule manière d’être algérien, ce mot signifiant exclusivement musulman et originaire du pays depuis au moins deux générations. Faute de quoi non seulement on est autre c’est-à-dire étranger, mais de ce fait marqué d’une infériorité et d’une tache justifiant l’exclusion.
Ce qui est exactement l’inverse des préjugés de départ des jeunes couples venus à l’indépendance et de plus en plus condamnés à l’effacement.
Le paradoxe dans l’écriture de Yasmina Liassine est que la désillusion voire le désespoir s’y expriment sans les marques de style qui accompagnent habituellement ces sentiments. Elle souffre d’une évolution désolante à laquelle elle n’a pas forcément assisté personnellement en sorte qu’elle n’en fait pas directement le sujet principal de son livre et l’objet de sa dénonciation, elle choisit de dire autrement le sentiment qu’elle éprouve et qui est celui d’un manque ou d’une frustration : face au renforcement drastique des conditions indispensables pour être agréé en Algérie lui revient en mémoire tout un ensemble de ce qu’elle a encore connu dans sa petite enfance et qui sans nécessairement en porter le nom était une rémanence de l’Algérie Pied-Noir, sous forme de souvenirs d’autant plus durables peut-être que pré-conscients—une sorte de mémoire proustienne ici convoquée par l’auteure.
C’est un peu au hasard (mais celui-ci semble jouer dans le sens de l’art), en tout cas en dehors de toute idéologie pour ou contre l’Algérie coloniale (pour Yasmina Liassine sa condamnation est une évidence ! ), au fil d’anecdotes assez significatives pour qu’l ne soit pas nécessaire d’épiloguer, que Yasmina Liassine fait partager ses regrets à celles et ceux-là même qui n’oseraient pas les formuler : sa manière discrète de s‘exprimer lui permet de le faire à la fois clairement et sans choquer : la provocation serait une violence, et de celle-ci il y a déjà eu plus qu’assez.
Denise Brahimi

“LE TREFLE A CINQ FEUILLE” par Amar Assas, camp de Rosans : souvenirs d’une jeunesse blessée, éditions Baudelaire, 2023

Ce livre est sans doute à peine une fiction, il semble bien que le narrateur et personnage principal, qui dans le livre s’appelle Marc Salahdin, soit à plusieurs égards très proche de l’auteur. Il est vraisemblable que factuellement, la fiction prend ses droits, mais comme « Le Trèfle à cinq feuilles » est aussi un vaste ensemble de réflexions, pensées et questionnements, on peut penser que pour toute cette partie-là, l’auteur et son personnage ne font qu’un. Cependant le premier, né en 1961 a maintenant dépassé la soixantaine tandis que Marc s’apprête tout juste à fêter ses cinquante ans. C’est une différence qui compte, s’agissant d’une réflexion sur la vie ou plutôt l’expérience personnelle qu’on en a, qui a à partir d’un certain âge ressemble plus ou moins à un bilan.
Le récit de vie qui nous est proposé (dans ce cas, le terme est sans doute préférable au mot « roman ») ne s’astreint pas à suivre strictement une chronologie, cependant il comporte un certain nombre de séquences dont certaines peuvent d’autant mieux être situées dans le temps qu’on y est aidé par une table des matières bien détaillée et qui ne comporte pas moins d’une trentaine de parties. Naturellement, comme le laisse supposer le sous-titre du livre, toute l’histoire commence ou à peu près dans ce camp de Rosans où le narrateur, ainsi que son très proche ami Ahmad, ont passé leur enfance. La première définition qu’ils aient d’eux-mêmes est d’être « fils de harkis » : leurs familles, obligées de quitter l’Algérie à l’indépendance, ont été installées dans ce village du sud des Hautes Alpes, dont Amar Assas fait pour ses lecteurs une présentation intéressante et détaillée. Cependant, au moment où Marc entreprend de raconter la vie de l’homme qu’il est devenu, marié, séparé, et père de trois enfants, tout ce qui concerne Rosans ne peut être que de l’ordre du souvenir et il ne peut guère en parler qu’avec son ami Ahmad et quelques très proches. Marc n’est pas un homme dissimulé ni secret, bien au contraire mais il s’agit de souvenirs forcément ambigus et difficiles à dire, car ils sont un mélange de ce que furent les plaisirs de l’enfance, vécue en pleine nature et des « blessures » pour reprendre le mot du titre, auxquelles n’a pas échappé la communauté de harkis, pas plus celle-là que d’autres, en raison des circonstances historiques très particulières qui ont conditionné leur destin.
On doit reconnaître à Amar Assas la volonté d’être aussi clair et sincère que possible et de ne rien enfouir dans le silence quelle que soit la gêne, voire pour certains la honte causée par le fait d’être harkis ou fils de harkis. On sait que pour nombre d’Algériens et souvent maquisards de la dernière heure, les harkis ont été des traîtres (à la cause nationale) et des collaborateurs (de l’armée française) —accusations évidemment très cruelles et que Marc, dans le livre, s’emploie à démentir.
C’est seulement après avoir abordé du mieux possible cette question que l’auteur passe à d’autres problèmes, dont certains ne sont pas moins délicats, mais qui font aussi partie de sa manière d’être, en sorte qu’il se doit de les reconnaître et de les inventorier. On peut citer par exemple son rapport aux femmes et ce qu’il appelle sa faiblesse à l’égard de la séduction féminine ; c’est un sujet sur lequel il reste relativement discret sans doute pour n’impliquer personne d’autre que lui-même, sans pourtant démentir ce trait qui est la raison pour laquelle sa femme s’est séparée de lui. Cependant Marc a de la chance (n’est-il pas l’homme au trèfle à cinq feuilles !), heureux qu’ils soient restés très attachés l’un à l’autre, sans la moindre rivalité pour se partager l’amour de leurs enfants.
Ce dernier point est si important pour Marc qu’il est amené à y voir le seul rempart contre la solitude et la tristesse qui en découle, et il comprend par là pourquoi son très cher ami Ahmad qui en a manqué n’a pu échapper finalement à un sort tragique. Marc se reproche évidemment de n’avoir pas compris à temps les tourments vécus par son ami —mais Ahmad était-il sauvable, ou irrémédiablement victime de cet enchaînement qui fait la trame de toute une vie ?
Tel est le genre de questions que pose le livre d’Amar Assas sous l’apparence très simple d’un récit évoluant dans la description réaliste. Même si les réponses qu’il leur donne ne peuvent en recouvrir l’immensité et l’ampleur, du moins a-t-il le mérite d’oser s’aventurer dans un domaine qu’on pourrait croire réservé aux philosophes les mieux armés pour se risquer à l’affronter. L’auteur utilise d’ailleurs ceux-ci sous la forme d’aphorismes qu’il leur emprunte pour les citer en tête de ses chapitres, laissant au lecteur le soin de les décrypter.
Berbère intrépide né dans les Aurès, Marc a le mérite de ce que certains appelleront peut-être sa naïveté : il ose ! Et si son don assez rare de trouver des trèfles à cinq feuilles lui donne le courage d’ajouter l’audace à sa modestie, personne autour de lui ne songe à le lui reprocher compte tenu du fait que par ailleurs, il est un homme bon, dont la qualité principale est de savoir aimer.
Denise Brahimi

“D’EN BAS ON VOIT MIEUX LE CIEL” par Omar Benlaâla, PoM Culture, 2024

Ce livre n’est pas le premier de son auteur, c’est plus précisément le quatrième, qui arrive au terme de dix ans d’écriture, le plus connu des précédents étant « Tu n’habiteras jamais Paris » qui a reçu un prix en 2019. Cependant, et alors même qu’au terme de ces dix premières années, Omar Benlaâla s’est assuré une place auprès de grands éditeurs, il choisit cette fois-ci un système aléatoire, qui est l’auto-édition. Cette décision correspond assez bien à son tempérament ou à sa manière d’être, car il est de ceux qui cherchent à la fois la difficulté et le renouvellement ; et c’est justement parce qu’il se sent appartenir de plus en plus au monde des écrivains qu’il veut en connaître tous les rouages, tout ce qui fait qu’un livre se met à exister si l’on peut dire physiquement. Ce qui veut sans doute dire qu’il n’est pas seulement un objet matériel, mais une partie tout juste séparée du corps vivant de son auteur. Il semble bien clair que ce qui intéresse désormais celui-ci, c’est ce métier d’écrivain qu’il a résolument choisi, après beaucoup d’autres qu’il a connus au cours de sa vie aventureuse et qu’il est d’ailleurs loin de renier.
En fait la partie principale de ce dernier livre est consacrée à nombre de retours autobiographiques. La fiction romanesque veut qu’il en fasse l’objet d’un très long récit adressé à un chauffeur de taxi qui est chargé de le promener très librement à travers Paris et de pont en pont, aussi longtemps que durera le pécule qu’il lui a remis à cet effet. Evidemment il se crée des liens entre les deux hommes, et le chauffeur de taxi, Moïse, veut aussi parler de lui-même et de sa vie à son passager Omar.
Mais les choses se compliquent du fait que le récit d’Omar est loin de comporter seulement des rappels autobiographiques. En fait il s’y mêle en abondance et de façon toujours impromptue des fragments d’un livre auquel l’écrivain Omar a décidé de se consacrer et qui sera terminé prochainement nous annonce-t-il. Cette œuvre en cours et en voie d’achèvement est pour reprendre ses termes le « portrait » littéraire d’un personnage à dire vrai assez énigmatique et qui répond au nom (ou prénom) de Darius. Dans les remerciements sur lesquels s’ouvre « D’en bas on voit mieux le ciel », l’auteur précise que l’identité de Darius, à sa demande, restera secrète. Ce qui indique que le point de départ du personnage est un être réel mais que rien ne garantit l’authenticité de son portrait ; sur ce point le mystère reste entier et l’on peut sans doute parler de mystification, car ce qui nous est dit de Darius, à l’extrême fin de l’histoire, de manière brève et allusive, est bien loin de répondre à toutes les questions que le lecteur s’est posées. L’auteur est un mystificateur en ce sens qu’il s’amuse à nous entraîner à la recherche d’un personnage passablement singulier et insaisissable, par lequel Omar a été suffisamment médusé pour vouloir en faire le portrait.
Sur Darius nous avons un certain nombre d’informations qui ne font cependant que renforcer le sentiment que nous avons de sa singularité. Il exerce le métier de coach, ce qui n’est pas rare aujourd’hui , et désigne une fonction d’accompagnement qui doit aider une personne à développer ses compétences, à dépasser ses inhibitions, à accéder au bien-être ou du moins à en avoir l’impression (ce qui est sans doute la même chose). Darius est en même temps masseur, ce qui signifie que ses services passent par le corps de ceux qui ont recours à lui, et qui sont en état de les payer au prix fort car il faut bien dire qu’un coach aussi réputé que lui ne s’acquiert qu’au plus haut prix.
Darius est donc, pour Omar Benlaâla (ou pour Omar, son double dans le roman), un moyen indirect d’aborder les grands de ce monde, riches et nantis et cependant incapables de s’accommoder de leur sort. Darius est parfois devenu très proche de certains d’entre eux, ce qui ne l’empêche pas de rester leur serviteur (=grassement payé pour les servir). Peut-on en conclure qu’il garde en lui le désir de se venger d’eux, comme pourrait le prouver la révélation finale qu’on ne dévoilera évidemment pas ici.
En tout cas la fréquentation des nantis est certainement un atout important de Darius aux yeux d’Omar, il se pourrait qu’il y ait chez le second un désir de s’identifier au premier en tout cas sur ce point, ce qui expliquerait qu’à certains moments le lecteur ne sait plus très bien duquel des deux il s’agit, tant il est vrai que le « je » de chaque fragment narratif n’est pas tenu de dire qui il est. Mais le rapport d’Omar à Darius pourrait bien être du type fascination-répulsion, dont l’ambivalence est un fait connu. Faut-il l’étendre au-delà du seul rapport à Darius et en faire un trait qui caractériserait Omar Benlaâla lui-même dont la vocation (ou l’utopie) est d’être à la fois marginal et socialement intégré ? La perception de cette ambiguïté explique peut-être pourquoi Pierre Rosanvallon, qui a été à l’origine de sa carrière littéraire, lui a proposé d’écrire sur lui-même, en 2014, sur le site « Raconter la vie ».
« D’en bas on voit mieux le ciel » est une suite de cette entrée en littérature, d’abord fortuite ou presque. On y assiste à la recherche d’un écrivain sur sa fonction, sa place dans la société et sur les choix qui s’ensuivent dans ses comportements lorsqu’il en arrive au moment où il ne peut plus se réfugier dans l’inconscience —ne serait-ce que pour des raisons d’âge, ayant désormais atteint les cinquante ans.
Denise Brahimi

“J’HABITE EN MOUVEMENT” par Samira Negrouche, poésie, anthologie (2001-2021) éditions Barzakh, 2023

Samira Negrouche est loin d’être une débutante, elle a maintenant plus de quarante ans, elle est reconnue sur la scène internationale et traduite dans de nombreuses langues, sans cesser de vivre en Algérie et d’y « habiter » pour reprendre le mot qui se trouve dans le titre de cette anthologie. Il faut évidemment l’entendre au sens fort, celui qui revendique à la fois un constat et une volonté : le « je » quel qu’il soit fait une sorte de proclamation, on pourrait presque dire un acte de foi. Habiter un lieu c’est y avoir sa demeure, ce qui implique sinon permanence du moins constance et stabilité, ce qui ne saurait aller sans un choix.
Il y a pourtant dans ce titre un peu de ce qu’ on appelle savamment un oxymore, ce qu’on peut traduire très simplement par contradiction. Car le « mouvement » pourrait paraître opposé à l’idée de constance que revendique l’habitation. Il y a évidemment chez la poétesse un refus de l’immobile, de ce qui resterait sans changement. D’ailleurs le seul fait de dire « la poétesse » est sans doute en désaccord avec ce qu’on ressent comme une volonté de ne pas préciser, de ne pas identifier, de ne pas renvoyer à une personne particulière (et sexuée) qui serait l’auteur(e).
Cette personne en tant que particulière n’est pas donnée comme le sujet d’actions accomplies ou d’émotions ressenties —mais alors, s’il y a un sujet au poème, quel est-il et de quoi nous parle-t-il ? « J’habite en mouvement » nous donne l’occasion de le rechercher à travers une bonne vingtaine de textes publiés depuis le premier recueil paru aux éditions Barzakh en 2001. Leurs titres sont extrêmement variés et souvent énigmatiques, on ne peut dire qu’ils constituent des pistes ou des indices, mais plutôt des incitations à s’engager dans des chemins peu balisés qui géographiquement, pour commencer par là, nous emmènent parfois très loin, sans exclusive puis que « aucune géographie n’est contradictoire ».Dans le tout dernier recueil cité, « Traces »,il est question de nombreux lieux qu’on ressent comme exotiques et lointains, Tombouctou, le Kilimandjaro, Zanzibar, mais suivant toujours sa tendance à l’oxymore, elle n’en restreint pas moins à l’extrême son ouverture sur le monde lorsqu’elle intitule l’un de ses recueils « Six arbres de fortune autour de ma baignoire » : où l’on ne peut manquer d’entendre une sorte de provocation, confirmant l’idée que le poète a tous les droits et notamment celui de varier à l’infini l’espace qu’il considère comme sien.
La tendance à entendre au sens spatial la formule « J’habite en mouvement » est mise en cause par l’auteure elle-même dans un long et très beau poème qu’on pourrait appeler un poème d’amour malgré le vague de cette formule qu’on pourrait entendre comme un indice de facilité. De toute façon, cette façon d’en parler pourrait sembler abusive car rien n’est plus éloigné des effusions sensibles et sensuelles que la manière d’écrire de Samira Negrouche, mais tout étant relatif, c’est justement la raison pour laquelle on peut considérer comme l’aveu d’un amour des formules comme « J’habite en mouvement quand ton regard me lâche », « J’habite en mouvement quand tu prends froid », « J’habite en mouvement quand tes doigts me frôlent ».
On voit par là que le mouvement dont il est question dans cette formule tant de fois répétée doit s’entendre parfois bien autrement qu’au sens spatial, il s’agit de ce qui fait bouger l’être intérieur et des variations que subit la perception de sa présence au monde qui jamais ne s’immobile, et là pourrait être la clef : sans cette incessante vibration intime, que ce soit ou non au sein de l’immobilité, la vie s’arrête ou elle s’arrêterait, ce qui est l’impensable du poème.
On sait à quel point est prééminente la place que notre modernité attribue au langage en sorte qu’on est amené à se demander ce qu’il en est pour Samira Negrouche et ce qu’elle dit à ce sujet. Deux de ses titres seulement, et c’est en effet peu, renvoient à cette question : « Inventer le verbe ? » et « Suspends la langue » et encore sont-ils peu affirmatifs et plutôt de l’ordre du doute ou de la mise en question. Ici encore on se dit que pour définir ce qu’elle écrit, mieux vaudrait peut-être considérer (et avec un peu de l’étonnement que suscite tout écart par rapport à la norme) ce qu’elle ne dit pas, ce qui n’est pas son sujet au sens banal du mot : ni l’épanouissement par la sexualité explicite et revendiquée, ni l’apologie du verbe substitué à la réalité. Il y a dans ses textes une sorte de retenue ou de réserve, où se manifeste aussi ce qu’on pourrait appeler chez elle un refus d’exclusivité : la poésie ne prend son sens qu’au sein des autres arts et en s’associant à eux, qu’il s’agisse de la musique (violon, théorbe), de l’estampe ou de la chorégraphie. Tout se passe comme si pour elle, il ne fallait pas abuser des possibilités à dire vrai infinies qu’offre le langage : ni joliesses ni facilités, ni « sucre dans le café » pour reprendre ici encore le titre de l’un de ses recueils. A ces derniers traits, on pourrait reconnaître l’influence de celui qu’elle cite comme l’un de ses maîtres, René Char, auquel il faudrait ajouter quelques autres et pas des moindres, tels que Jean Sénac et Rimbaud. Elle n’est inféodée à personne, mais elle puise une part de sa force, qui est grande, dans ceux qu’elle admire et qu’elle appelle comme Sénac des « citoyens de beauté ».
Denise Brahimi

Note de présentation sur un spectacle de Nadia Larbiouène—compagnie Novecento : Gisèle et Simone-dialogue en miroir.

Les deux prénoms qui composent le titre du spectacle sont ceux de Gisèle Halimi et de Simone Veil. On n’a évidemment aucune peine à comprendre pourquoi Nadia Larbiouène les a rapprochées, en vertu de ses propres convictions mas aussi à partir d’éléments factuels qui sont des traits communs entre ces deux grandes militantes féministes aujourd’hui décédées et plus que jamais célèbres.
Elles partagent une même année de naissance et avaient donc le même âge, nées en juillet 1927 entre les deux guerres mondiales. La mise en place du nazisme quelques années plus tard et sa redoutable expansion donnent tout son sens à un autre trait commun à Gisèle et à Simone : elles étaient toutes les deux de famille juive, Juifs tunisiens dans le cas de Gisèle, Juifs français d’origine lorraine dans le cas de Simone.
Nadia Larbiouène met en valeur les trois grands combats qui ont caractérisé la vie de l’une et de l’autre, contre la torture en Algérie, pour la cause des femmes, pour le droit à l’avortement. Voici par exemple des propos de Gisèle Halimi que le spectacle nous donne à entendre : elle les a tenus à propos de l’Algérienne Djamila Boupacha, qu’elle a défendue en tant qu’avocate : « Djamila Boupacha représentait tout ce que je voulais défendre. Son dossier était même, dirais-je, un parfait condensé des combats qui m’importaient : la lutte contre la torture, la dénonciation de viol, le soutien à l’indépendance et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la solidarité avec les femmes engagées dans l’action publique et l’avenir de leur pays, la défense d’une certaine conception de la justice, et enfin mon féminisme.
Nadia Larbiouène dit que Gisèle Halimi fut l’inspiratrice majeure de la loi Veil, promulguée le 17 janvier 1975, qui dépénalisa l’avortement.
Le spectacle, que son auteure désigne comme une « lecture théâtralisée », veut montrer à quel point étaient communes les luttes menées par les deux femmes pour les droits humains. Et c’est parce qu’elles ont su mener, chacune séparément, ce qui était pourtant le même combat, que celui-ci a remporté des succès irréversibles.
Denise Brahimi

Note sur un entretien de Nacer Hamzaoui avec le journal  « Le Progrès »
Nacer Hamzaoui est bien connu pour ses nombreuses activités au sein de l’Association Coup de Soleil. Il en parle avec une journaliste du Progrès dans l’édition du 7 mai 2024 de ce quotidien. Il en ressort très clairement que loin d’être un homme de parti, c’est un homme de paix, qui consacre une partie importante de son activité aux établissements scolaires de la région. En racontant aux jeunes (qui en ignorent tout) ce qu’a été la Guerre d’Algérie, il les incite à la tolérance, à l’oubli de ce qui divise, à la pratique quotidienne de l’amitié entre groupes qui n’ont plus aucune raison de se considérer comme des ennemis.
Par pure modestie il ne signale pas qu’il est peut-être et surtout : un musicien, spécialisé dans la musique arabo-andalouse et spécialement le chaabi qu’il a connu dans la casbah de son enfance : nous avons déjà évoqué certains de ses concerts dans la Lettre de Coup de Soleil. En fait, il se considère comme entièrement au service de notre association, ce dont nous sommes heureux de le remercier très chaleureusement.
Denise Brahimi

Note sur le peintre Issiakhem à la Biennale de Venise 2024

La 60e édition de la Biennale de Venise est prévue pour durer d’avril à novembre 2024. Son directeur qui est brésilien a pour projet de « décoloniser les esprits » en montrant des artistes dont il estime qu’ils le sont trop rarement et en soulignant particulièrement la présence de ceux qui sont à la Biennale pour la première fois.
C’est dans cet état d’esprit qu’il a voulu révéler au public le peintre algérien Mohamed Issiakhem, qui certes n’a rien d’un inconnu dans le contexte franco-algérien d’autant qu’il a été sa vie durant un grand ami de Kateb Yacine et que leurs deux noms sont souvent associés. Issiakhem est mort en 1985, quelques années avant Kateb Yacine.
Le tableau présenté à Venise, « Femme et mur », est un portrait de femme amazigh, qui ne peut manquer d’évoquer la guerre d’Algérie et les souffrances endurées à cette époque par le peuple algérien. On pourrait d’ailleurs dire d’Issiakhem qu’il est le peintre de la douleur physique et morale. Sans aucun doute, le tableau présenté à Venise est donné à la fois comme l’image d’une oppression subie et de la résistance opposée à celle-ci.
Denise Brahimi

Note sur Le feu ne s’oublie pas de Pierre Testud (2024)

L’auteur explicite en sous-titre de son court ouvrage ce qui en est l’objet principal : « 18 juin 1845, Algérie : les « enfumades » de Ghar el Frachich (Massif du Dahra) ». Ce sinistre événement fait partie de la première phase de la colonisation, celle qui s’est déroulée pendant la monarchie de juillet et sous le Second Empire. Les enfumades dont il est question ont eu lieu sous les ordres du Général Bugeaud et l’exécution en fut confiée au colonel Pélissier dont le récit très détaillé continue à provoquer l’horreur.
Malgré quelques petits aperçus fictionnels et même romancés de ce qu’étaient à cette époque les relations entre l’armée française de la conquête et les populations locales qui essayaient de lui résister, l’essentiel du livre consiste dans un retour sur le récit laissé par Pélissier. En 1985, celui-ci a déjà été intégré dans une œuvre littéraire, L’amour, la fantasia d’Assia Djebar. Le chapitre qui lui est consacré par la romancière algérienne s’intitule : « Femmes, enfants, bœufs couchés dans les grottes ».Parmi une douzaine d’autres références, ce texte est la source principale de Pierre Testud.
Denise Brahimi

“DEUX VIES POUR L’ALGERIE”, documentaire sur Gilberte et William Sportisse par Sandrine Malika Charlemagne, co-réalisateur Jean Asselmeyer, 2024
Ce documentaire est récent mais il nous incite à remonter loin en arrière dans l’histoire de l’Algérie puisque les deux personnages qui en sont l’objet sont maintenant plus que centenaires : Gilberte Sportisse est morte le 31 août 2021, à quelques jours de son 104e anniversaire, William Sportisse, plus jeune qu’elle de quelques années, a eu 100 ans le 10 décembre 2023.
L’un et l’autre ont quitté l’Algérie pour la France en 1994 du fait de la décennie noire et du terrorisme islamiste qui les menaçait alors que, nés en Algérie, ils se sont toujours considérés comme Algériens exclusivement. Les deux engagements qui caractérisent leur vie à l’un comme à l‘autre sont parfaitement clairs. Il y a eu d’une part le combat contre le fascisme pendant la deuxième guerre mondiale (l’antifascisme est resté une constante de toute leur vie), et d’autre part, de manière très concrète, la lutte contre le colonialisme et pour l’indépendance de l’Algérie. Ces deux causes pour lesquelles ils se sont battus font partie pour eux de leur adhésion sans réserve, précoce et définitive, au Parti communiste algérien. Gilberte, qui ne s’appelait pas encore Sportisse mais Chemouilli, avait adhéré en 1938 au PCA, à l’âge de 21 ans puisque née en 1917 à Alger. Pour ce qui est de William, l’engagement dans ce même parti est si l’on peut dire un héritage familial car il avait deux frères aînés communistes, le plus connu, Lucien, instituteur à Constantine, étant né en 1905. Pendant la guerre d’Algérie, l’un et l’autre qui ne se connaissaient pas encore à l’époque ont œuvré à la demande de leur parti pour faire connaître la cause indépendantiste dans les pays frères, à Prague pour elle, à Budapest pour lui (1954-1955).
Il n’y a aucun doute sur le fait que c’est le PCA qui a rapproché Gilberte et William, mais leur rencontre effective s’est faite assez tardivement, après l’indépendance, à partir de 1965 et ils se sont mariés en 1987. La vie antérieure de chacun d’eux les préparait à cette rencontre. Ils étaient d’origine juive, avec la diversité qui est au cœur de cette catégorie des Juifs algériens. Pour ce qui est de William, son père faisait partie des Juifs d’origine espagnole tandis que sa mère était une Berbère judaïsée. Mais l’appartenance au judaïsme ne signifie nullement pour eux l’adhésion à une croyance ou à une pratique religieuse, leur seule foi étant la foi dans le communisme qui a déterminé toutes leurs actions. Et pour le dire d’emblée puisque c’est un sujet très présent dans l’actualité de 2023-2024, William souligne avec beaucoup de force qu’il est un Juif non sioniste, et même anti-sioniste, défenseur de la cause palestinienne, ce qui lui est sans doute facilité par le fait qu’il est de langue maternelle arabe. En tout cas, pour le couple Sportisse, il est évident que l’appartenance à une cause n’a rien à voir avec la naissance ou la religion, elle est un choix politique personnel, William a souvent précisé le sien comme un combat en faveur du syndicalisme ouvrier et l’on peut dire que, derrière les deux combats qu’il a menés sur le terrain, l‘antifascisme et l’anticolonialisme, il y a un anticapitalisme fondamental.
Cette définition de lui-même est primordiale et restera inchangée. Elle explique pourquoi son histoire et sa vie d’homme ne connaissent aucune pause alors même que l’indépendance de l’Algérie est acquise en 1962. Ce que montre très bien le film, « Deux vies pour l’Algérie ». Le film ne se veut certainement pas polémique mais enfin les faits sont les faits : contrairement à ce que laisserait croire un certain récit national officiel de l’après-1962, il n’y a pas eu révolution au sens social du mot dans l’Algérie nouvelle et les militants communistes de toujours, c’est-à-dire d’avant comme d’après, en ont fait les frais. Ils ont subi des interdictions, des emprisonnements et des persécutions diverses, y compris la torture. Le film convoque plusieurs militants du PCA tels que Abdelkader Guerroudj et Sadek Hadjerès pour porter témoignage quoi que fort discrètement. Il donne aussi la parole à Zoheir Bessa, Directeur actuel du journal « Alger Républicain ». Il est sans doute plus facile ou moins difficile d’en parler pour des historiens français et vivant en France, néanmoins impliqués dans le rapport souvent conflictuel entre le FLN et le PCA, pour dire les choses de manière très simplifiée. Alain Ruscio, qui publie en 2019 un livre intitulé « Les communistes et l’Algérie », en parle d’autant mieux qu’il a été lui-même au Parti communiste français pendant 27 ans (jusqu’en 1991). Le film s’appuie aussi sur un travail de recherche directement ciblé sur ces faits, celui de l’historien Pierre-Jean Le Foll-Luciani, qui a étudié précisément ce qu’il en a été des Algériens « non musulmans , (dont un bon nombre de Juifs) à l’épreuve de l’indépendance ».
Il est certain que le film et ses principaux acteurs sont beaucoup plus sévères à l’égard du pouvoir en place avant l’indépendance, c’est-à-dire celui de la France coloniale qu’à l’égard du pouvoir national à partir du coup d’état de Boumédiène. William Sportisse ne manque pas de rendre hommage à deux victimes du premier, Henri Maillot qui était son ami et Fernand Yveton. Mais d’une manière générale, ce film n’est pas conçu dans la plainte ni dans l’indignation. A cet égard le personnage de Gilberte donne le ton d’une manière remarquable par son aptitude à une simplicité joyeuse qui est à l’opposé de toute revendication héroïque. Après tout ce qu’elle a subi dans sa vie, elle parvient à rester drôle, généreuse et tendre.
Denise Brahimi

 

 

Aidez-nous à produire le film “Frantz Fanon à Lyon” de Mehdi Lallaoui.

Nous relayons et sommes partenaires de cette souscription lancée par Migration Santé en Rhône-Alpes. Merci d’y contribuer et de relayer!

Et toujours ces deux films sur la richesse de la vie associative algérienne que nous vous invitons à visionner.

Utiles
de Bahia Bencheikh-EL-Feggoun

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Entre nos mains

de Leila Saadna

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